Marie Bouts & la Poste
La Poste
Les postiers arpentent nos rues et déplacent de porte en porte des récits d’habitants. Le centre de trie d’Armagnac situé sur le quartier Belcier est le lieu de rassemblement de l’ensemble du courrier des Bordelais avant d’être distribué dans toute la ville. La correspondance, les déplacements dans la Ville, la circulation du courrier, les tournées des facteurs, ces mouvements qui habite la rue et la font vivre quotidiennement.
Marie Bouts
Illustratrice
Marie Bouts se présente comme une dessinatrice et une récolteuse d’histoires.
« Mon travail se situe à la lisière du documentaire et de la fiction : documentaire parce que je m’aventure sur le terrain de la rencontre, pour recueillir les histoires des autres dans une écoute minutieuse, m’attachant toujours aux versions différentes (et parfois contradictoires) plutôt qu’à un discours unique ; fiction parce qu’à partir de ces récits, je fabrique des cosmographies dans lesquelles je déploie mon imaginaire, créant, entre les différents éléments, des rapports symboliques et poétiques. Ces systèmes narratifs prennent des formes diverses : livres, installations, performances, films, diaporamas, wall paintings, cartographies. »
Proposition artistique
DITS DEHORS // lettres aux absents et aux disparus
Promenez-vous dans les rues d'une ville : certains lieux pourtant inconnus ont des échos familiers, comme s'ils étaient habités par une part de vous-mêmes ou par un être cher.
Quelque chose s'adresse alors à vous : une impression fugace, un langage secret, une composition invisible - une sorte de vie qui vous attendait.
Pour le temps de la Grand Rue, la ville pour se promener sera Bordeaux.
Chaque jour, je partirai dessiner dans les rues de Belcier, pour capter ses lieux familiers et mystérieux dans une série de cartes postales.
Ces cartes postales, vous pourrez les envoyer.
Mais ce que je vous propose, c'est de les envoyer à des personnes disparues ou à des personnes absentes - des personnes à qui vous avez envie de vous adresser.
En retour, je m'engage à restituer symboliquement ces mots à votre destinataire, en lisant à voix haute votre lettre et en l'accompagnant d'un geste simple qui marque le moment :
allumer un feu de Bengale,
verser un verre d'eau sur le sol,
parler au creux d'un arbre,
cueillir les fleurs qui sont sur place et les agencer en cercle – bref, inventer de petits rituels simples qui matérialisent les mots adressés à la personne absente.
Ces lectures se feront sans public invité, dans un endroit beau et propice du quartier.
S'il le souhaite, l'auteur de la lettre pourra cependant être présent à la lecture.
Il pourra également récupérer une photo de ce moment.
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POUR PARTICIPER
Ateliers d'écriture aux absents et aux disparus :
À partir de 10 ans, seul ou par petits groupes
Tous les après-midi du Lundi au Jeudi de 14h00 à 17h00 / sur réservation
Possibilité d'écrire une carte à tout moment, en dehors des temps d'atelier : rendez-vous à la bibliothèque de la Grand-Rue.
Dits-Dehors - La Grand-Rue 2015
Ebauches, Réflexion et Matière Brute
Journal De Marie Bouts
Résidence du 26 au 31 mai 2014
Lundi 26 mai
Matin, première promenade
Je ne regarde pas le plan du quartier. Je me perds. Je commence par en faire le tour. Réflexe d'exploration et peut-être même réflexe de domination.
En sortant du tri postal, je remarque un périmètre interdiction d'entrer où marchent quelques militaires entre des wagons à l'arrêt. Je longe la rue Carle Vernet. Les immeubles sont nouveaux et très visiblement encore en construction. Ils ressemblent à ceux que l'on construit à Nantes, à ceux que l'on construit à Lille, à ceux que l'on construit à Marseille - pour ce que j'en ai vu. Du métal, du bois, du ciment moulé et des aplats de couleurs généralement vives. Des balcons, des plantes. Une sorte d'apparence écologique. Je dis bien apparence. En face des chantiers, je remarque des figuiers, alors je pense à Bouddha. Je pense aussi aux confitures de Léna.
Au bout de la rue Carle Vernet, je tombe sur le rond point où Euratlantique à installé ses bureaux. Tiens, ici ça s'appelle Euratlantique et à Lille ça s'appelle Euralille. À Marseille ils disent Euroméditerranée. En parlant d'Eurotruc ou Euramachin, hier le parti nationaliste, raciste et antisémite français est arrivé en tête des élections européennes, emmené par une dame blonde qui a une langue bleue de peur, blanche de peau et rouge de colère. Bleue comme la vague marine, blanche comme le bonbon vichy, rouge comme le leurre du matador. Bleue comme les ecchymoses, blanche comme les cadavres, rouge comme le sang.
Sur le perron d'Euratlantique, je m'abrite de la pluie un petit moment. Puis je longe la rue des terres de bordes, celle qui court parallèle à la gare. C'est là le ballet incessant de voitures garées en double-file qui déposent ou récupèrent des gens pressés portant sacs et valises. La gare comme une gigantesque baleine échouée grouille sous son couvercle de fer et sépare le quartier du reste de la ville. De cette longue rue des terres de borde partent des rues plus petites, qui s'enfoncent en dédales vers le coeur de Belcier. Je résiste, par discrétion et par timidité, à cette folle attirance: regarder dans chaque échoppe, passer ma tête à chaque fenêtre, soulever de la main chaque rideau, pousser chaque porte pour découvrir ce qui semble être une multitude de mondes, des joyaux de décoration et de vie, des univers intimes et des jardins secrets. De petites plantes poussent ça et là , entre deux pierres, entre le bitume et un mur, sur un toit tout près du ciel, des plantes sauvages, des rudérales, des fleurs de rien. Je ne sais pas leurs noms. Peut-être que je pourrais aller voir les gens du jardin, près de la place Ferdinand Buisson, pour leur demander de me donner un cours de botanique express sur les plantes de Belcier. Au bout de la rue je change de direction pour prendre le quai de paludate. Je croise une dame et puis une autre, elles attendent, elles sont comme on dit en situation de prostitution. Europrostitution. Certaines rues ont des noms qui sonnent comme l'Asie. Ici c'est le règne de la nuit et le jour c'est presque un désert humain, laissé aux voitures juste sorties de la rocade et de la voie rapide. Les discothèques ont des rideaux de métal noir baissés. Des noms qui claquent et qui brillent et qui tapent à l'oeil et derrière les rideaux noirs et les noms roses je devine de grands espaces poisseux qui sentent la fumée. Puis, MIN. Vastes hangars. Concessionaires. Magasins de matériel de construction. Un homme porte une étrange cravate orange. Toujours sur les abords ces fleurs de rien. Puis le boulevard, à la limite de Bègles.
Lundi 26 mai
Après-midi, deuxième promenade
Depuis 1994, je suis souvent arrivée à Bordeaux par le train. Je sortais côté ville pour aller au lycée, mais mon amie Magali, dont le nom de famille signifiait "souriante" dans sa langue maternelle, habitait Belcier. Depuis 1999, c'est aussi côté Belcier que mon père vient me chercher à la gare, quand je viens le voir depuis le nord, où je vis. À l'époque sortir par Belcier c'était comme sortir en douce, en évitant les commerces ou même les contrôles. Le passage était moins éclairé, moins fréquenté que les autres couloirs. Ou bien c'était mon imaginaire de jeune adulte? Mon père était toujours déjà là , parce qu'il est très ponctuel, voire toujours en avance. J'ai encore en tête sa vieille BM vert métal, rouillée, réparée au scotch, la fenêtre ouverte par laquelle il passait son bras ou sa tête pour vérifier son image dans le rétroviseur. Cette voiture, il a dû la porter à la casse, personne ne la voulait même gratuitement, même pour pièces, mais moi j'en aurait bien fait une sculpture de rond-point tellement elle était belle dans son délabrement, avec la peinture qui cloquait de chaleur. Elle avait acquis une dimension mythique.
Magali était d'origine espagnole. Dans mon lycée bourgeois de centre ville, elle était la seule de ma classe issue d'un milieu ouvrier et populaire. Et fière de ça, fière, je crois que ça nous rendait tous un peu jaloux, cette fierté, cette extraction. Aujourd'hui, dix-huit ans plus tard, alors que je marche dans Belcier, mes pas et mes yeux se souviennent de ce centre-ville espagnol que j'ai tout pareillement arpenté, au début de ma vie professionnelle, avec un autre appareil photo en bandoulière, mais avec la même sensation agréable d'être perdue, avec le même désir de regarder les gens et les petits morceaux de leurs mondes que l'on entr'aperçoit par les fenêtres, avec la même curiosité pour les bribes de conversation que mon oreille attrape au vol dans la rue. Tout se fixe en moi comme un récit incomplet dont je dois reconstituer les parts manquantes.
Lundi 26 mai
Cocorico
Le coquelicot est très abondant sur les terrains fraîchement remués à partir du mois d'avril. D'abord coquelicoq (en ancien français), son nom imite le cri du coq. Couleur de la fleur, couleur de la crête. J'ai vu des champs entiers de coquelicots, dans le nord de l'Espagne, au pied des sierras. Grands aplats rouges se détachant sur le vert fou du printemps. J'ai vu des coquelicots au pied des nouveaux immeubles, à Belcier. En pastilles, le coquelicot est un calmant pour la toux et pour les irritations de la gorge. Mélangé à la bouillie des enfants, il favorise leur sommeil.
Mardi 27 mai
Matin, troisième promenade
À 9h45 devant la gare j'attends Loup Testedor, pour le suivre dans sa tournée. Sur le parvis les gens font les cent pas, font la manche, fument des clopes, téléphonent, attendent l'heure ou bien le train. Certains parlent tout seuls. Certains parlent tout seuls parce qu'ils ont cette drôle d'oreillette à leur téléphone, d'autres parlent tout seuls parce qu'ils sont tout seuls. Tous parlent en marchant. D'autres se sont arrêtés et cherchent leur route, penchés sur un plan. Une dame qui fait très poliment la manche renseigne gracieusement une autre dame qui cherche le chemin de Saint Genès.
Je roule derrière Loup Testedor. Loup Testedor roule sur les voies du tram. Le tram klaxonne derrière moi. Loup Testedor prend les trottoirs, accélère, ralentit, bifurque, passe sa jambe par dessus la selle pour finir le bout de chemin perché sur une seule pédale, d'un côté du vélo, pose sa bécane dans un geste souple, rentre dans un hôtel ou dans un restaurant, salue, plaisante, dépose le courrier. Parfois, mais il ne faut pas trop le dire, il prend même le courrier à poster. Il n'y a pas de saccade dans la gestuelle de Loup Testedor, lui, son vélo, sa route, ses boîtes aux lettres et ses clients, comme il les appelle, semblent constituer un univers en soi, un espace-temps uni et fluide et moelleux. Mais aujourd'hui encore j'suis souple. D'habitude je suis un boulet d'canon, c'est un truc de fou. Je l'imagine sans peine. À 11h35 nous rentrons dans Belcier. D'habitude au coin, là , je retrouve un pote qui fait sa pause clope mais là il a déjà dû repartir parce qu'aujourd'hui on passe un peu tard. Ici et là Loup Testedor salue des gens, renseigne des patrons de restaurant, monte porter leurs lettres à des vieilles personnes, prend des commandes de timbres ou d'enveloppes. Y'a rien pour vous aujourd'hui!
Mardi 27 mai
Fin d'après-midi, quatrième promenade
Au pied des escaliers tout au bout de ce que j'ai cru être une impasse, je croise une petite fille toute habillée en rose. Ella aussi aime le rose ces derniers mois. Elle met des chaussures roses, un imperméable rose, une casquette rose avec des étoiles. Elle fait des puzzles roses de Barbies et me dit Elle est belle, hein. Je lui dis que Oui, elle est belle. ça va où, par là , je dis, à la petite fille toute habillée de rose? Bè, par là , elle me dit. Ah, je vais aller voir, alors. En haut des escaliers c'est comme un parc, il y a de grands immeubles, en général ce genre d'immeuble c'est pour l'habitat social, doit-on dire les personnes en situation d'habitat social? Au milieu de la rue un jeune mec marche dans le soleil, Arrête de t'prendre pour un chicanos, lui dit son pote, Oh, j'ai chaud, Mais t'es tout énervé ou quoi, il répond ça fait longtemps qu'j'ai pas tripoté, c'est pour ça. Dans le ciel au-dessus de la MIN deux oiseaux planent tournent et jouent ou bien se battent. Du jasmin pousse sur une clôture. Une dame attend sur un plot de ciment gris. Au détour d'une rue il y a encore deux dames, chacune d'un côté de la rue, la première assise sur un autre plot de ciment gris, on voit le haut de ses bas de dentelle noire, elle crie pour que le son de sa voix porte jusqu'à sa collègue, debout de l'autre côté. Un type passe dans sa conduite intérieure marron, c'est une de ces voitures grosses et parait-il pas trop chères vu qu'on les fabrique en Europe de l'Est. Le type passe lentement, regarde les dames, visiblement siffle en connaisseur dans l'habitacle isolé du reste du monde. Une autre voiture le suit, elle-même suivie par une autre voiture, lentement.
Je croise un homme qui rentre chez lui. Ils se gare, descend de voiture, se dirige vers sa boîte aux lettres, l'ouvre, prend le courrier. Je le regarde depuis l'autre côté de la rue et je me dis que j'étais ce matin avec Loup Testedor, pour l'accompagner sur sa tournée de facteur, c'est lui qui a distribué ces lettres.
Mardi 27 mai
Jasmin